Il y a environ 2 ans, Alain me parle d’une bande dessinée dont je n’ai jamais entendu parler : Shōchan no Bōken (ou Shouchan no Bouken ou 正チヤンの冒険).Il me dit : « Tu vas voir, c’est surprenant. ». Ça… pour être surprenant, c’est surprenant !
Je découvre une bande japonaise ancienne, dans un parfait style ligne claire, qui met en scène les aventures d’un jeune garçon avec un écureuil comme animal de compagnie. Bref, une parfaite synthèse entre Spirou et Tintin, sauf que Shōchan no Bōken a été créé en 1924 alors que Tintin débute ses aventures en 1929 et Spirouen 1938 seulement…
Avant Tintin, Hergé avait créé Totor en 1926, donc aussi postérieur à Shōchan.
Néanmoins, je pense comme mon pote Alain, dans l’histoire de la bande dessinée, on a largement tendance à minimiser les influences Occident/Asie (dans les deux sens.)
J’ai aujourd’hui 32 ans et je fais partie de la génération Club Dorothée (oui, c’est triste de résumer ça ainsi, mais c’est la réalité…). Quand j’étais gamin je copiais les dessins de tout un tas d’auteurs sans m’occuper de leurs origines, et je trouvais par exemple des liens graphiques entre Hergé et Akira Toriyama. L’encrage de Dragon Ball est très clair. Toriyama utilise peu de trame, pas d’ombrage. Le noir est utilisé comme une couleur, en remplissage, et le traitement est très proche de celui des premiers Tintin en noir et blanc. Bon, c’est sûr, la comparaison s’arrête là… Ah non ! Dans les deux y a quand même un truc avec sept boules de cristal !
Intrigués, nous avons fait quelques recherches sur les origines de Shōchan no Bōken. En français on ne trouve presque rien… quelques maigres lignes sur la fiche Wikipédia France que tous les autres sites reprennent sans vérification. On y trouve : le nom des créateurs Nobutsune Oda (au sénario) et Katsuichi Kabashima (au dessin), le fait que ça démarre en 1923, que c’est la première BD japonaise qui utilise les bulles et que ce serait inspiré d’une BD anglaise : Pip, Squeak and Wilfred.
Une rapide histoire du Japon au XIXe siècle
En 1853 les Etats-Unis, représentés par le commodoreMatthew Perry(1794-1858) , forcent le Japon à ouvrir ses frontières (qui étaient volontairement fermées depuis 200 ans). Vu d’ici on estime qu’ils sont passés d’un système féodal à l’industrialisation. Du coup, les gens qui se baladaient encore en kimono vont devenir ringards et commencent à adopter la mode occidentale avec le costume trois pièces. Ce qu’on appellera l’ère de Meji commence officiellement en 1868.
Donc l’occident va exporter sa culture là-bas (notamment quelques bandes dessinées.) Mais l’inverse se produit aussi :
Dans son livre The Meeting of Eastern and Western Art, Michael Sullivan décrit la « grande explosion japonaise » en Europe du milieu à la fin du XIXe. Des œuvres furent alors présentées au Salon de Paris et ont conquis des artistes comme Monet, Manet, Whistler, Van Gogh et Toulouse-Lautrec.
Les auteurs pionniers
Qui dit frontière ouverte dit immigration. C’est l’occasion pour deux fous occidentaux d’aller là-bas :Charles Wirgman etGeorges Bigot.
Déjà qu’aujourd’hui le voyage est long, je n’ose même pas imaginer en 1850 !
Donc, d’un côté on a Charles Wirgman (1835-1891) qui sera appelé là-bas Wakuman.
Il est anglais et aurait appris la peinture à Paris. En 1861 il part au Japon où il est correspondant pour leIllustrated London News. Il se mariera à une japonaise et restera là-bas jusqu’à la fin de sa vie. (le voyage aller, bien assez long, lui aura apparemment suffit).
Il créa une revue pour les immigrés anglais de Yokohama : The Japan Punch (1862-1887) :
Cette revue est inspiré de la revue anglaise Punch(1841-2002) :
Vous pouvez trouver plus d’informations sur The Japan Punch et lire les 5 premiers numéros dans leur intégralité ici. Ils ont la particularité d’avoir tous la même couverture.
Et juste pour le plaisir, des dessins de Wirgman :
Dans sa vie, il lui est arrivé un truc flippant trop classe. Le 5 juillet 1861 la légation britannique d’Edo est attaquée par des Samouraïs. Il a survécut au massacre en se cachant sous le plancher. Il l’a même dessiné :
Bon, ça c’est un « détail », mais son style et son humour ont apparemment été un choc pour les japonais. Il va devenir une référence. L’influence sera telle que le mot ponchi-e, dérivé de punch, sera utilisé pour désigner la caricature en remplacement des mots traditionnels : Toba-e, Otsu-e, etc. Une cérémonie est organisée tous les ans sur sa tombe à Yokohama.
L’autre rigolo qui est parti au Japon s’appelle Georges Bigot (1860-1927). Il est français.
Si vous avez suivit les quelques publications patrimoniales qu’on a fait sur Marsam vous avez vu passer des bandes dessinées anciennes issues du Courrier français. Bigot en était un des collaborateurs.
A 12 ans il est admis aux beaux-arts de Paris puis il fait des rencontres déterminantes : Philippe Burty, collectionneur d’œuvres japonaises et Louis Gonse, historien de l’art et spécialiste de l’art japonais vont éveiller son goût pour l’art japonais. Il participe d’ailleurs aux illustrations deL’art japonais (de Louis Gonse) et visite le pavillon du Japon de l’Exposition universelle à Paris en 1878. Il arrive au Japon en 1882 pour enseigner l’art à l’école militaire. Là-bas il signe Biko. Et au moment où les Japonais se paient un costume trois pièces occidental, lui il se la joue en sandales et kimono. Il se marie avec une japonaise (faut croire que ce voyage était déjà un plan pour pécho…), il aura un enfant mais divorcera et rentrera en France.
Georges Bigot
Bien avant ça, en 1887 il crée son journal : Tobaé. Lui aussi à Yokohama et lui aussi pour les immigrés. Ce journal commence alors que The Japan Punch s’arrête. Il était publié en français et japonais et il a eu un impact important là bas. Ce que retient l’histoire c’est qu’il a caricaturé le gouvernement et s’est bien foutu de sa gueule. Il a logiquement eu deux ou trois petits soucis… mais du coup il a fait grande impression sur les japonais habitués à une lourde censure politique depuis longtemps. Bigot était déjà Charlie !
Tout ça pour dire que Wirgman et Bigot font office de précurseurs et ouvrent la voie à une esthétique mondialisée de la presse. Wirgman utilisait déjà des bulles dans ses dessins et Bigot faisait des séquences qui ressemblaient à de la bande dessinée.
C’est en s’inspirant de ces deux initiatives occidentales que des japonais vont créer leurs revues. Ils y publieront à la fois des auteurs du coin mais aussi des BD américaines.
Petite mise au point
Ceci dit, attention à ne pas interpréter leur influence comme les deux émissaires qui avaient un cerveau et qui ont expliqué aux gentils autochtones ce qu’il fallait faire.
Le Japon avait déjà une grande tradition de l’image et était loin du vide culturel. Hokusai (1760 – 1849) avait inventé le terme manga (même si ça ne ressemblait pas encore à la forme qu’on connaît aujourd’hui) bien avant que Töpffer (1799 – 1846), en Suisse, n’invente des séquences dessinées avec du texte dessous (ce qui ressemble donc à ce qu’on appellera plus tard la bande dessinée, terme qui fut apparemment inventé par Paul Winkler dans les années 30.) Il manquait seulement le liant narratif à ses séquences d’images dont le texte faisait déjà partie. Les kanjis étant un élément graphique naturel, contrairement à notre écriture manuscrite.
Le studio Ghibli a récemment animé un des plus anciens rouleau (ou emaki) qu’on connaît datant du XIIe siècle. Ce travail sur le Chōjū-jinbutsu-giga met particulièrement en valeur une narration qui n’était à l’origine qu’esquissée :
Aussi, depuis le VIIIe siècle des conteurs ambulants racontent des histoires en images. C’est un phénomène qu’on retrouve dans de nombreuses cultures et qu’on nomme là-baskamishibai. Le kamishibai sera très populaire en 1930, et son influence ne déclinera qu’avec l’arrivée de la TV. Les auteurs de kamishibai, pour la plupart, se tourneront alors vers le manga.
Voilà pour la mise au point.
Les premiers auteurs japonais
J’ai parlé des deux immigrés les plus connus du genre, maintenant je passe aux deux locaux !
Parmi les auteurs marquant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle on retient Rakuten Kitazawa (1876-1955) et Ippei Okamoto (1886-1948).
Kitazawa a appris son métier dans un journal américain de Yokohama : Box of Curios (dans lequel il fut initié par l’australien Frank A. Nankivell). Puis il travailla pour Jijishimpoavant de créer son propre journal en 1905 (pendant la guerre Russo-japonaise) : Tokyo Puck (il choisit ce titre sûrement en hommage à la revue américaine Puck, dans laquelle était publiéFran A. Nankivell ). Il en vendit jusqu’à 100 000 exemplaires, de quoi le rendre riche et célèbre. Il fut le premier à créer une série de strips avec des personnages récurrents : Tagosaku to Mokubē no Tōkyō-Kenbutsu.
C’était publié dans le Jiji Manga, un journal du dimanche avec une couverture en couleur.
Ci-dessous de très belles couverture de Jiji Manga (malheureusement en très petite taille) :
En 1929 Kitazawa fut exposé à Paris, aux côtés de Foujita, où il fut décoré par le gouvernement. C’est le premier auteur japonais à avoir reçu une décoration internationale. Il était réputé pour ces bandes politiques apparemment très bien documentées et qu’il présentait dans un contexte international. Comme on ne peut pas forcément être classe à tous les étages, il a un jour fait un numéro de Tokyo Puckanti-féministe qui était un véritable hommage aux valeur traditionnelles.
De son côté, Ippei Okamoto est clairement un héritier de Wirgman dans le sens où il va créer le concept de BD journalisme : manga-kisha (« manga-journaliste ») qui va ouvrir la voie à toute une série d’auteurs. Il fait des dessins politiques et sociaux pour Asahi Shinbun. C’est un journal très lu au Japon, qui est l’équivalent du Monde en France. Ce sont eux qui ont popularisé le métier de dessinateur de presse.
Dans les années 20, ils sont quelques uns à aller aux Etats-Unis. Okamoto va ramener Bringing Up Father (La famille Illico en VF) qui sera publié dans une nouvelle revue : Asahi Graph.
Vous savez peut-être qu’au Japon il y a beaucoup de magazines de manga très épais. Ils publient des séries en épisodes. Parmi les précurseurs, le plus connu est l’éditeur Kodansha. Dès 1914 il publie un magazine pour enfant Shonen Club: un mensuel pour garçon. Il faudra attendre 1923 pour voir paraître Shojo Club, pour les filles. Puis il y a eut Yonen Clubpour les tous petits en 1926. Le contenu était alors varié : articles, photos, histoires illustrées et BD. Ces magazines faisaient déjà plus de 400 pages. Un petit commerce qui marchait bien puisque en 1931 Yonen Clubtirait à 950 000 exemplaires. D’autres éditeurs, qui existent encore, suivront : Shogakukan (1922) ou Shueisha (1925). La seconde guerre mondiale a un peu cassé le truc… en 1945 Shonen Club a été réduit à 32 pages.
Au début des années 30 il est devenu courant d’éditer les meilleurs récits en recueil. Ils profitaient d’une belle reliure, d’une couverture cartonnée et d’un coffrage luxueux.
Là, vous devez sentir qu’on se rapproche du truc qui nous intéresse !
(Plus d’infos sur le sommaire de Manga! Manga! The World of Japanese Comics, ou vous pouvez carrément l’acheter.)
Mais le plus compliqué arrive ! Ne trouvant vraiment rien de satisfaisant sur Shōchan no Bōken j’ai dû tenter de traduire des sites japonais avec un pote.
Bon déjà, je voudrais rectifier un truc : comme je l’ai dit plus haut Shōchan est considéré comme le premier manga avec des bulles et on a l’impression que ça élève l’œuvre au rang de précurseur. Pour minimiser ça, je rappelle (comme dit plus haut) que le journal Asahi Graph publiait en japonais dès 1923 Bringing up Father de George McManus (donc, avec des bulles dedans.)
Peu après, en 1924, subissant cette influence, Yutaka Aso crée Nonki na Tosan. Ce manga a la particularité de contenir du texte japonais dans ses bulles, mais horizontal et qui se lit de gauche à droite (à l’occidentale.) Une série qui est vite devenue populaire et qui a eu plein de produits dérivés !
On remarque qu’ils numérotaient les cases. En même temps, entre les BD qui se lisaient de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas (en partant de la droite)… il valait mieux les numéroter ! D’ailleurs… je me dis qu’il y a quelques BD, aujourd’hui, qu’il faudrait peut-être numéroter, tellement la mise en scène est chaotique !
Enfin ! Nous y voilà ! (je sais, c’est pas trop tôt)
Shōchan no Bōken
C’est donc au même moment que se crée Shōchan no Bōken qui lui, en plus des bulles, garde un descriptif (comme les Pieds Nickelésde Louis Forton). Et il paraît dans ce même journal : Asahi Graph en 1923 ! Il s’arrêtera en 1924 mais Shōchan continuera de paraître dans Asahi Shinbunde 1924 à 1926.
Avant tout, on doit la paternité de Shōchan no Bōkenau scénariste, Nobutsune Oda (ou Nobuhiro Oda, je n’arrive pas à savoir pourquoi on trouve les deux.)
Nobutsune Oda
C’est un fils de militaire, diplômé de l’université de Kyoto (en économie et droit). Il entre dans la vie active comme banquier. Il travaillait pour Nihon Ginko, la banque centrale du Japon. Son boulot l’envoie traiter des affaires en Chine et en Europe. Là-bas il découvre des revues pour les enfants. (qu’on appelait à l’époque des illustrés) Il trouve ça super bien et en ramène. Il trouve ça tellement bien qu’une fois de retour il pense à écrire des histoires. Il démissionne de la banque. Un ami l’amène à la rédaction de Asahi, basée à Osaka. Il est engagé pour s’occuper de la partie graphique du journal. Au bout d’un moment il discute avec le rédacteur en chef, Mr. Suzuki. Ils en viennent à une BD anglaise qu’ils aiment bien, publiée dans leDaily Mirror : Pip, Squeak, and Wilfred. Cette série fut crée par Bertram Lamb & Austin Bowen Payne et sera publié de 1919 à 1956. Elle était vraiment populaire. La preuve :
Le rédacteur en chef dit à Nobutsune Oda de changer le pingouin en écureuil et d’écrire des histoires dans ce style. Partout vous lirez que Shōchan a été inspiré par Pip, Squeak, and Wilfred mais c’est donc faux. Disons que c’est une impulsion de départ mais les récits et leur style n’ont rien à voir. La bande anglaise présente un style avec des hachures alors que Shōchan est d’une grande clarté. Les aventures de Pip, Squeak and Wilfred sont burlesques, alors que celles de Shōchan sont oniriques et puisent leur inspiration dans le folklore et les légendes japonaises. Le seul rapport étant qu’elles mêlent humains et animaux qui parlent.
Et surtout, dans d’autres articles sur le net personne ne remarque que Squeak n’est pas UN pingouin mais UNE ! C’est une fille, elle a tout le temps un sac à main et ses potes disent « she » en parlant d’elle. Elle tient d’ailleurs le rôle de mère, Pip, le chien, le rôle de père et Wilfred, le lapin, est l’enfant.
Ceci dit l’influence européenne est bien présente, Shōchan n’a pas un costume japonais mais un costume typique d’écolier européen.
On doit peut-être ce choix au dessinateur, Katsuichi Kabashima (ouRyosuke Kabashima, là non plus je ne sais pas pourquoi on trouve les deux noms.) Il a été simplement choisi par le rédacteur en chef. (Beaucoup moins populaire que son pote scénariste, il a été très difficile de trouver une photo de lui).
Katsuichi Kabashima
C’était un dessinateur free-lance qui n’avait pas eu assez d’argent pour faire une école d’art mais qui a eu assez de talent pour se faire une place dans la presse. Après la guerre il s’imposera dans le monde de l’illustration pour ses peintures maritimes. Il deviendra d’ailleurs une figure du rétro futurisme.
De son côté, Nobutsune Oda suivra une carrière politique. Il sera notamment secrétaire du cabinet du ministère des chemins de fer. Il montera en grade puis sera directeur de la NHK(télé et radio publique.)
Mais revenons à Shōchan ! Apparemment ce jeune garçon serait journaliste. Il est accompagné d’un écureuil, Risu, ce qui veut dire… « écureuil » ! A l’instar de Spirou, qui veut aussi dire… « écureuil » en Wallon. (un animal super en vogue dans les 20’s/30’s !) Contrairement à ce qu’on peut penser, Risu n’est pas qu’un compagnon du héros mais son guide.
Shōchan no Bōken veut dire « Les aventures du petit Shō« . Chan étant un suffixe gentil qu’on donne indifféremment aux garçons et aux filles quand ils sont enfants.
La sérieest tout de suite très populaire. En Janvier 1925 un goûter géant sera même organisé par la rédaction de Asahi. Tous les enfants prénommés Shō étaient gratuitement conviées au siège d’Osaka. Une comédie musicale sera montée dès 1924 et le bonnet de Shōchan provoque une mode chez les jeunes.
Shōchan no Bōken en albums
En 1924 et 1925, sept beaux albums de 44 pages en couleurs (au format 18x26cm) seront édités par Kodansha, la plus importante maison d’édition de cette époque.
Ce sont ces albums qu’Alain avait trouvé sur le net. On peut effectivement les feuilleter sur le site de la bibliothèque de New York. C’est quasiment illisible parce que les images sont toutes petites. Il faut savoir que c’est très difficile de trouver des images japonaises de taille acceptable sur le net. Un pote m’a raconté qu’il y a une loi très stricte liée aux droits. En gros, ils ne diffusent pas d’images imprimables, mais comme je suis une fouine, j’en ai quand même en bonne qualité !
Voici toujours les magnifiques couvertures de seulement six albums :
Difficile de savoir quel est le contenu exact de Shōchan. D’après tout ce que j’ai vu, la publication a commencé en strip en noir et blanc en 1923. Les albums de 1924/1925 semblent reprendre le contenu des strips mais ils ont été redessinés en partie. L’album de 1926 semble raconter une histoire inédite. Quand aux albums des années 50 ils semblent aussi être une sorte de reboot de la série.
J’ai lu que les histoires étaient plutôt oniriques. Je n’y comprends pas grand chose mais de ce que j’en ai vu, Shōchan rencontre des petits hommes, des fées, des centaures, Ulysse, un homme à tête de lion, plein d’animaux qui parlent… Les auteurs s’amusent autant avec les légendes japonaises qu’avec la mythologie grecque. J’ai lu que les auteurs auraient aussi pu s’inspirer d‘Alice au Pays des merveilles, de Lewis Carroll. Pour preuve, le premier strip traduit :
Ce strip sera redessiné pour l’album de 1925. On remarque quelques différences, l’écureuil a l’air vraiment coincé cette fois. Et en case 3 Shochan se présente.
Petite précision : les pages de Shōchan se lisent en partant de la case en haut à droite, puis en bas à droite. Ensuite en haut à gauche puis en bas à gauche (si vous êtes perdu, les cases sont numérotées !) :
En tout cas, le premier dessin de Shōchan fait clairement penser au graphisme de Louis Forton et ses Pieds Nickelés créés en 1908. Parmi les illustrés que Nobutsune Oda a ramené de son voyage en Europe on peut imaginer qu’il n’y avait pas que le Daily Mirror. Est-il passé par la France ? :
Comme je disais, les histoires de Shōchan sont oniriques, et donc très loin des aventures plus rationnelles de Tintin, mais si on isole certaines cases on peut s’amuser à comparer avec l’œuvre d’Hergé. C’est assez troublant. Juste comme ça, j’ai fait un petit jeu de comparaisons.
(1931 pour l’édition originale en noir et blanc, 1946 pour la présente version en couleur)
La chute d’eau
Dans l’exemple qui suit on voit bien la différence. Alors que Shōchanet son amie sont sauvés poétiquement par un arc-en-ciel, Hergé sauve Tintin grâce à une branche.
Ces comparaisons sont troublantes mais le fond deShōchan no Bōken est très onrique. Pour preuve, trois très belles pages (mais deux séquences différentes) :
En 1977, Joost Swarte a identifié le style d’Hergé comme étant la ligne claire. Cette ligne claire n’est pas arrivée de nulle part. Les premiers albums de Tintin subissent l’influence du graphisme ambiant qu’on trouve dans les revues pour enfants de l’époque (notamment conditionné par les techniques de reproduction.) Le style graphique de Alain Saint-Ogan est celui qui ressemble le plus aux premiers Tintin (on aurait pu aussi citer Pinchon ou encore Rabier, etc.)Une influence normale étant donné qu’Hergé n’a que 22 ans quand il crée Tintin, maisune évolution violente du style d’Hergé va avoir lieue avec l’élaboration du Lotus Bleu. Cet album est le premier pour lequel il va s’aider d’une sérieuse documentation. L’album d’avant était Les Cigares du pharaon, peu après la fin de sa publication dans Le Petit Vingtième il est annoncé la prochaine aventure qui aura lieu en Chine. Jusqu’ici, on peut dire qu’idéologiquement les récits d’Hergé étaient un peu limite… à ce propos il reçoit une lettre. Hergé raconte : « Suite à cette annonce, j’ai reçu une lettre qui me disait, en substance, ceci : « Je suis aumônier des étudiants chinois à l’Université de Louvain. Or, Tintin va partir pour la Chine. Si vous montrez les chinois comme les occidentaux se les représentent trop souvent ; si vous les montrez avec une natte qui était, sous la dynastie mandchoue, un signe d’esclavage ; si vous les montrez fourbes et cruels ; si vous parlez de supplices « chinois » alors vous allez cruellement blesser mes étudiants. De grâce, soyez prudents : informez-vous ! » ». Après cette lettre, Hergé est mis en contact avecZhang Chongren, un jeune étudiant chinois à l’Académie des Beaux-Arts. Ils deviennent potes et Zhang apprend à Hergé les bases de l’art, de la culture et de l’histoire chinoise. A ce moment précis l’Asie entre clairement dans l’influence graphique d’Hergé. Dans la vidéo qui suit, Zhang, en 1989, raconte ce qu’il a appris graphiquement à Hergé. Zhang commence à parler de ça à 11″46 :
Extraits d’estampes montrées dans la vidéo :
Extraits de décors du Lotus Bleu (version originale noir et blanc de 1936) :
Dans la vidéo qui suit, à 14″30, Hergé parle de ce qu’il appris de Zhang :
L’évolution graphique d’Hergé se voit d’autant plus si on compare la manière qu’il a de représenter la pierre. A gauche : Les Cigares du pharaon (1934), à droite : Le Lotus bleu (1936) :
Bref, tout ça pour dire que les échanges entre l’Occident et l’Asie sont riches. De là à savoir si Hergé a eu entre les mains Shōchan no Bōken… le mystère reste entier.
Zhang Chongren avait 16 ans en 1923, au moment de l’apparition de Shōchan. Je ne sais pas du tout quel rapport la Chine entretenait avec le Japon avant la guerre. A-t-il pu venir avec un album de Shōchan no Bōken dans ses valises ?
Au fait, j’en ai fait des caisses avec Tintin mais Hergé n’a pas fait que ça :
Pour en revenir à Shōchan no Bōken , en 2014, il y a eu une expo rétrospective à Osaka :
On y trouvait tous les objets dérivés possible :
Shōchan à marqué des générations d’auteurs. On le voit notamment apparaître parmi les influences de Tezuka dans la biographie dessinée par son studio (4 tomes aux éditions Casterman) :
Aujourd’hui il existe un album japonais réunissant des extraits de strips publiés dans Asahi ainsi que des extraits des albums en couleurs. Le tout dans un format proche du A5 qui ne rend pas vraiment justice à l’édition originale.